LE TABLEAU AUX CINQ PORTES
christiane lekbir
LE TABLEAU AUX CINQ PORTES
On est mercredi soir, c’est nocturne au Louvre et l’heure de la fermeture approche, la foule telle le gravier d’un sablier s’amenuise ostensiblement. Emilie, jeune fille brune, d’une timidité naturelle, se trouve bien dans ce lieu et n’a aucune envie de partir, un tableau l’attire particulièrement, c’est comme un appel qui résonne en elle. Elle s’approche le cadre est sobre en bois clair, l’auteur est anonyme et le titre est les cinq portes. Ce titre l’interpelle car elle n’en voit aucune. La toile représente une plage déserte, ensoleillée les tons sont chauds et la lumière rayonne sur tout le tableau. Un enfant est là en attente d’une visite, âgé d’une dizaine d’années, il est blond à la peau mate et son regard profond et sérieux est aussi bleu que l’océan qui borde la plage. Sa bouche d’enfant porte la trace d’une gourmandise au chocolat et pour l’instant elle aspire avec délice un harmonica d’argent. Soudain, l’enfant lui tend la main, ses pupilles se sont animées et Emilie se sent tout d’un coup aspirée à l’intérieur du tableau. Ses pieds foulent le sable brûlant, elle sent les rayons du soleil lui caresser le visage et l’enfant lui tient la main, il lui dit s’appeler Eden. Elle le suit, comme hypnotisée il l’entraîne vers l’océan bouillonnant, la mer s’ouvre et là au creux des vagues, une porte entrouverte apparaît.
Elle se retrouve dans une caverne spacieuse couverte d’herbe vert tendre et de pierres énormes, brillantes aux milles éclats dont les reflets illuminent la grotte. De certaines cavités sortent des nains l’œil curieux et pétillant. Ils sont munis de piolets et de hottes et semblent vouloir s’affairer autour de ces énormes pierres. Ils la saluent d’un air entendu et reprennent leurs occupations.
Eden et Emilie arrivent alors devant un château de toute beauté construit sans doute avec ces pierres magnifiques que taillaient les nains. Le château a quatre donjons et une tour centrale plus massive. Des gardes semblables à des clones viennent les escorter. Ils sont tous de même taille, de même allure avec un regard vide sans la moindre expression. Emilie en a des frissons.
Le maître des lieux les accueille avec joie et respect, il est splendide avec sa carrure de géant, ses cheveux longs tressés et un regard noir et brillant à vous couper le souffle. Plein d’esprit il lui montre différents tableaux représentant son royaume, des toiles sur lesquelles émanent beaucoup de tendresse et d’émotion et une référence très marquée sur la vue, l’ouie, le goût, l’odorat et le toucher. La vue de ces œuvres a mis en éveil tous ses sens, Emilie est subjuguée par tant de sensations. Flatté par son enthousiasme l’homme lui propose de prendre du repos avant le dîner.
Eden la conduit vers ce qui doit être sa chambre elle pousse une porte en forme de clef de sol et c’est un concert harmonieux et plein d’émotions qui s’offre à elle. Les gardes se sont transformés en musiciens, leur regard brille et s’anime au son de leur instrument. Ce sont des objets aussi fabuleux les uns que les autres : instruments à cordes nikelharpe, stradivarius, cuivres rutilants, derboukas multicolores, cymbales argentées, son cœur bat au rythme de ces sons merveilleux qui guident ses pas. Eden et Emilie se laissent porter par ce charme soudain dans des danses endiablées hors du temps.
Essoufflée, Emilie aspire à un peu de calme, à peine a-t-elle eu cette pensée que son environnement change et elle se retrouve au bord d’un ruisseau qui murmure et répond à l’appel d’un rossignol en quête de conversation.
Elle plonge sa main dans l’eau fraîche et une porte apparaît dans le lit du ruisseau, accueillante et parfumée.
Eden la conduit alors sur un chemin de terre bordé de fleurs gigantesques et odorantes qui forment comme une haie. Tous ces parfums qu’elles dégagent l’enivrent et la tête lui tourne. Eden lui caresse le front de sa petite main fraîche et le malaise se dissipe. Toutes ces odeurs sont si extraordinaires qu’elles surgissent à la moindre de ses pensées. Emilie s’amuse à citer des mots à Eden et leur parfum lui vient immédiatement, du meilleur au plus mauvais. Cela devient épuisant et son estomac la rappelle à l’ordre.
Son dernier regard s’est porté sur une fraise des bois qui grossit à vu d’œil, son parfum la ravit encore et une porte s’ouvre soudain sur cette fraise énorme dont le goût acidulé lui effleure le palais.
Elle change à nouveau d’univers Eden à ses côté sourit. Des mets gargantuesques s’offrent à ses yeux, une cuillère d’argent lui saute à la main droite et elle se prend à picorer dans tous les plats disposés sur une table magnifiquement ornée de nombreuses spécialités salées et sucrées. Après avoir goûté avec parcimonie aux saveurs les plus extravagantes, ses papilles n’en peuvent plus du boire et du manger.
La douceur d’un oreiller et d’un matelas douillet sont son unique souhait Eden l’a compris, il lui prend la main et elle pousse désormais une porte aussi rugueuse que l’arbre d’une forêt. Dans la pièce se trouve une baignoire débordante de mousse onctueuse qui l’invite au repos un vrai bonheur de douceur. Des huiles et des crèmes sont à sa disposition et leur contact est divin. Après ce merveilleux bain un peignoir de satin réceptionne son corps en plein éveil à toutes ces sensations. Après quelques pas sur un tapis moelleux où s’enfoncent délicatement ses pieds, un grand lit d’ébène à baldaquin lui tend les bras. Emilie pousse les voilages de soie et s’étend sur le dessus de lit moiré qui lui apporte un peu de fraîcheur.
Eden tel un ange veille sur son sommeil, sa petite main potelée dans la sienne.
Mademoiselle ! Emilie se réveille un homme lui a pris la main, son visage ne lui est pas inconnu. Elle réalise soudain qu’elle est au Louvre et qu’il est très tard. Le gardien sans doute, lui demande gentiment de sortir. Elle lui explique alors qu’elle était fascinée par le tableau aux cinq portes et qu’elle n’a pas vu l’heure passer.
Beaucoup de visiteurs dit l’homme, m’ont raconté des aventures extraordinaires suscitées par ce tableau, on l’appelle aussi le tableau des cinq sens, sans doute parce qu’ils sont indispensables à l’âme du peintre. Vous n’êtes pas la première à vous être laissée prendre par les sortilèges qui animent cette oeuvre. Il faudra bien qu’un jour moi aussi je m’évade et il part d’un grand éclat de rire qui rappelle à Emilie son hôte du château.
Emilie quitte la salle un dernier regard vers le tableau enchanté, Eden lui fait un clin d’œil, une invitation à un autre voyage au pays du merveilleux.